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Anarchisme et changement social
Le Monde libertaire n° 1518, du 29 mai au 4 juin 2008

Histoire tendancieuse ?

Histoire tendancieuse ?

Une décapante relecture de l’anarchisme

Historien, Gaetano Manfredonia nous propose une relecture de l’anarchisme dont il est excellent connaisseur. Agacé par le fameux décou¬page du mouvement anarchiste en trois tendances – individualiste, communiste liber taire, anarcho-syndicaliste – et constatant, à l’instar d’un grand nombre de militants de sa génération, post-soixante-huitarde en gros, l’obsolescence de ce découpage, son manque de pertinence même, il préfère une autre approche. Fidèle à l’une des principales postures de l’anarchisme qui récuse l’opposition entre la théorie et la pratique, il soumet l’une au regard de l’autre, et réciproquement, pour mieux analyser les faits, le concret, le vécu. Pour, de façon salutaire, nous dégager de quelques mythologies, mésinterprétations ou croyances, certaines ayant cours au sein de l’anarchisme même. Cette exigence nous débarrasse du discours convenu ou du matraquage idéologique, du dogme autrement dit.
Gaetano Manfredonia s’appuie pour cela sur la méthode de l’idéal-type. Reprise de la sociologie de Max Weber, cette construction théorique accentue certains caractères afin de constituer une typologie qu’on ne trouve pas dans la réalité empirique mais qui, par son caractère utopique, permet une nouvelle lecture de celle-ci. Il dégage ainsi trois nouveaux types idéaux de l’anarchisme : l’insurrectionnalisme, le syndicalisme et l’éducationnisme-réalisateur.
On peut, bien entendu, contester la méthode et la typologie. Certains sociologues, notamment, n’estiment guère la méthode wéberienne. C’est néanmoins un outil utile. Et, en l’occurrence, il fonctionne. Fort de ses trois types idéaux, Gaetano Manfredonia passe ainsi en revue toute l’histoire de l’anarchisme, essentiellement européen, au cours d’un long XIXe siècle qui va en gros de la Révolution française à la fin de l’AIT première manière.
Son postulat est de nous démontrer que ces trois types ne s’opposent pas, ni dans la théorie ni dans la pratique, qu’ils sont adoptés par des penseurs ou des acteurs de l’anarchisme soit en même temps, soit successivement, en fonction des périodes de chacun et du mouvement social.
Cela nous donne un regard sinon nouveau, du moins décalé – tout dépend de la connaissance que le lecteur a de l’anarchisme et de son histoire – sur les théories anarchistes, celles de Godwin, de Proudhon et de Bakounine surtout, de Kropotkine moindrement, mais beaucoup d’autres penseurs sont évoqués.
Si l’objectif était de nous proposer une nouvelle périodicisation ou bien une nouvelle interprétation des grands moments historiques comme 1848, la Commune de Paris, l’AIT ou l’épisode du Benevento, cela serait déjà louable. Mais l’ambition de Manfredonia ne s’arrête pas là. Par sa reconstruction, il veut nous donner des outils et des éléments de réflexion pour la période actuelle, comme l’expose de façon passionnée et convaincante dans l’introduction. De ce point de vue, on saluera deux choses : d’une part l’analyse, tou¬jours nécessaire mais ô combien fondamentale, de Proudhon – dont on peut se demander si la portée théorique, spirituelle et militante n’a malheureusement pas été annihilée par l’extrémisme marxiste, pour ne pas dire la démagogie socialiste, jusqu’au sein du mouvement libertaire ; d’autre part, la relecture de Bakounine qui, précisément, a dû se positionner par rapport au marxisme, mais à quel prix ?
La limite de l’exercice réside dans l’époque elle-même dont les conditions sociologiques, intellectuelles et morales ne sont pas exactement celles que le monde connaît actuelle- ment. Même si l’on peut trouver, des points d’appui ou des éléments de comparaison, on ne refait pas l’histoire, Manfredonia évite heureusement ce risque, nous épargnant au passage les querelles byzantines et factionnelles qui en découlent. Il est probable que le même travail portant sur la première moitié du XXe siècle nous apporterait beaucoup plus, si possible. On ne peut donc que souhaiter que l’auteur s’y lance, mètre si la tâche s’étendant à d’autres pays et à des situations encore plus vastes risque d’être plus rude. Mais combien précieuse elle sera, à condition de ne pas retrouver l’avalanche surprenante de coquilles qui parsèment ce livre, sans parler d’une couverture post-dadaïste quelque peu décalée, et de bénéficier d’un index qui serait éminemment utile.
En tous les cas, cet ouvrage extrêmement riche, où l’érudition est mise au service de la connaissance et de la réflexion, est absolument à mettre dans les mains de ceux qui veulent vraiment connaître l’anarchisme et construire un autre présent.

Philippe Pelletier